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Scène dixième, FIRMAMENT

La nuit est calme et fraîche. Au loin, un assortiment confus de cris d’animaux se mêle à des vibrations graves dont la provenance est incertaine et la symphonie qui en résulte voyage timidement sur les ailes du vent jusqu’à la terrasse de la maison où Jeanne et Sophie, assises en tailleur, contemplent l’étendue du ciel d’un œil attentif. L’absence de lumière dans la maison impose un silence religieux autour de nos deux observatrices avant que Jeanne n’élance un doigt vers l’infinie noirceur et prenne la parole.

Jeanne – Vois-tu cette étoile qui brille davantage que ses voisines ? On l’appelle l’Étoile du Berger car elle fut longtemps un phare pour ceux qui naviguaient dans les ténèbres. Je crois que c’est en fait une planète mais l’Homme n’a pendant longtemps disposé que de ses yeux et de son imagination pour concevoir son monde. Autrefois, ce grand tableau constellé était un sanctuaire accueillant les âmes défuntes et chaque astre brûlait à la gloire de quelque soldat ou de quelque poète. Aussi, la nuit offrait à la vue des rêveurs un aperçu de la profondeur du royaume supérieur qui les séparait du trône éternel. Sais-tu que bien des étoiles forment des motifs auxquels les hommes ont donné des noms ? Vois-tu quoi que ce soit qui te rappelle un animal, un personnage ou bien quelqu’un ?

Sophie secoue la tête sans trop de conviction et le silence reprend sa place pour quelques temps.

Jeanne, d’une voix effacée – À vrai dire, j’ai bien du mal à y voir quoi que ce soit de terrestre…

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Scène neuvième, MÉLODIE

Quelques temps après l’accord silencieux passé à propos du mystérieux objet, François et Claire marchent doucement et pensivement le long d’un plage. Ils marquent un arrêt soudain lorsque, relevant la tête et laissant le brouillard de leurs  esprits se dissiper, ils se retrouvent devant un cours d’eau qui descend le long d’une abrupte montagne et ruisselle abondamment jusqu’à la mer. Bien que l’obstacle ne soit nullement infranchissable, tous deux se regardent puis adoptent un sourire presque fataliste.

François – J’ai toujours aimé les cours d’eau. Peu importent les noms que l’on leur trouve, ils passent insaisissables et toujours renouvelés et leurs véritables noms restent de tous inconnus.

Claire – N’est-ce pas triste de n’être connu de personne, de n’être qu’un flux anonyme, si égal et monotone en chaque instant ?

François, après un long silence à regarder devant lui – Il me souvient d’un air entêtant qui berçait le cours de mes jours. Ceux-ci se répétaient inlassablement tout comme les mots et les couplets, bien souvent muets. Chaque instant se substituait à son ancien sans amertume aucune et les brefs silences qui nous accueillaient de temps à autre étaient d’infinies plaines où résonnaient les douces paroles et les rires d’autrefois. Puis l’air cessa de vibrer et vint trouver sa fin dans nos souvenirs où il perdit sa substance au gré des hasards de nos discours. Enfin, un beau matin, hors des lacunes nocturnes, nous fîmes table rase et fûmes prêts à accueillir un nouveau chant en nos cœurs. Plus tard, lorsque le vieil ami nous parvint, chantant gaiement l’air qui fut le nôtre, nous ne pûmes l’accompagner et nous lui tournâmes le dos par peur de la fausse note. – il esquisse un sourire et se tourne vers Claire qui le regarde fixement – J’aime les rivières ; elles nous rappellent que rien ne nous quitte à jamais et que tout converge vers la mer qui, à son tour, devient océan, qui lui-même s’évade vers les cieux et rencontre quelque montagne qui l’invite à poursuivre sa course, et cætera.

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Scène huitième, MANUSCRIT

Quelques semaines se sont écoulées depuis que François a regagné la chaleur de son foyer. Bien vite, il avait repris ses habitudes et embrassait de nouveau la routine qui emportait ses jours. Le voici donc qui, par un calme après-midi, abat quelques arbres dans la vallée qui manqua d’être sa sépulture il y a peu. Cette fois-ci, néanmoins, Claire est à son côté et ne se fatigue pas à masquer un certain ennui.

François, reprenant son souffle et s’essuyant le front – Je t’en prie, Claire, je ne te demande pas de m’aider à amasser ce bois, mais tu pourrais tout de même te me montrer un peu plus enthousiaste au plein air. Tu passes la majeure partie de ton temps dans les murs de la maison et les rares fois où tu t’aventures dehors, tu ne peux t’empêcher de critiquer tout ce que tu perçois. C’est comme si tu détenais un tableau d’un monde aux traits rassurants et que tout ce qui t’est nouveau n’est que l’œuvre d’un peintre désabusé qui n’a que faire de la fidélité de ses reproductions.

Claire, se levant et plissant ses grands yeux inexpressifs – Où vas-tu donc chercher ça ? Je ne suis pas si négative que tu veux bien l’admettre. C’est juste qu’il n’y a rien à faire ici.

François – S’agit-t-il tant de faire que d’abandonner son action au cœur de la nature ?

Claire – Il s’agit plutôt de devenir aussi ennuyeux que les arbres qui t’entourent, hein ? Tout le monde n’est pas un vieil ours mal léché qui se sent plus à l’aise perdu et seul dans une sombre forêt que prenant part à une discussion animée.

François – Allons bon.

Il se remet à asséner d’énergiques coups de hache sur le tronc de l’arbre et ne cesse qu’après un bon moment.

Claire – Dis, il y a quelque chose dont je devrais te parler. J’ai trouvé ça dans ta veste le soir où tu es rentré. Je ne l’ai pas montré à maman de peur qu’elle s’inquiète, mais peut-être cela pourra t’aider à rafraîchir ton souvenir de l’autre nuit. Je l’ai gardé tout ce temps pour essayer de le déchiffrer, mais mes tentatives furent vaines. Peux-tu m’expliquer ?

Tout en parlant, elle sort de sa poche une petite plaque de bois finement taillée, presque polie, arborant de chaque côté un long paragraphe de caractères illisibles car minuscules. Seuls deux mots ressortent plus clairement au coins des paragraphes : l’un débute par “Amor Fati” tandis que le second, au verso, s’achève par “Amor Solis”.

Claire – Y comprends-tu quelque chose ?

François, scrutant l’objet attentivement sous tous ses angles – Je dois avouer reconnaître le travail de mon couteau… Mais Diable ! je me souviendrais si j’avais mis tant de soin et de minutie à confectionner et perfectionner cet objet, quoi qu’il puisse signifier. N’est-ce pas ?

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Scène septième, ÉPIPHANIE

Le soleil pointe à l’horizon et l’air, chargé de nappes brumeuses, est visiblement frais. On entend les oiseaux qui accueillent mélodieusement le retour de la lumière. La modeste habitation tout de bois construite se tient au milieu de la végétation tel un temple en l’honneur de Dame Nature. Cette dernière se manifeste depuis les fondations jusqu’au toit, d’où pendent de généreux colliers de lierre et autres plantes grimpantes lasses de s’élever. La quiétude est troublée par un bruit étouffé qui nous parvient depuis l’intérieur puis par le grincement du bois humide des gonds. François apparaît torse nu, vêtu d’un ample pantalon en lin et le visage portant les stigmates d’un sommeil trop lourd. Il baille bruyamment et s’étire avec une nonchalance féline puis descend un peu plus bas sur la colline, affectant une certaine indécision dans le choix de la direction à suivre. Après quelques pauses contemplatives, tantôt dirigées vers les nuages, tantôt vers un bosquet à l’aura mystique, il parvient au bord d’une falaise où il s’assied en tailleur une fois les environs dûment appréciés. Il ferme les yeux et plonge dans une stase méditative, ses autres sens grand ouverts. Petit à petit, comme si frêlement supporté par la brise naissante, le spectre d’une voix presque familière et distante vient lui caresser le flanc gauche. L’onde fluctue et certains des mots sont entraînés par des bourrasques fugitives vers le large et lui sont ainsi inintelligibles.

Jeanne – … la grâce du souffle … … Il emporte son char par-delà les… et y répand … qui fuient pris d’une confusion aveugle… dans quelque refuge charnel … Alors, abandonnant son trône… gravit les escaliers … la perpétuelle révolution de la … puis surgit l’aube… se fait cendre de l’immense brasier … tandis que l’ombre et ses … à la certitude et à l’acquiescement de … … , silencieusement. Enfin règne la paix.

Bien que la voix se soit tue, François reste immobile et un long moment s’écoule avant qu’il n’ouvre les yeux pour découvrir que Jeanne est agenouillée non loin, les mains jointes, la tête baissée et les yeux clos. Ses longs cheveux dansent légèrement avec le vent. Alors, elle s’éveille à son tour pour rencontrer le yeux humides et le visage empreint de peine de François.

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Scène sixième, CONTES D’ANTAN

Plus tard le même jour, tandis que l’éclaircie matinale a laissé place à un ciel couvert et un fin crachin, Jeanne et Claire sont assises à une table assez massive. La mère explique à sa fille, manifestement peu intéressée, comment différencier les baies comestibles des baies toxiques. Quant à Sophie, elle se tient debout sur une chaise devant la fenêtre où elle vient de placer une bougie.

Jeanne – Sophie, veux-tu venir par ici ? C’est nous qui avons besoin de lumière, pas les oiseaux, ni même les rongeurs. De plus, tu vas finir par mouiller la mèche. – Sophie saisit la bougie et l’agite doucement devant la fenêtre – Et bien, que fais-tu ?

La jeune fille fait alors face à sa mère et l’on croit deviner sur son visage un léger sourire. À ce moment, on entend la porte s’ouvrir et se fermer dans la pièce voisine et quelques instants plus tard apparaît dans l’encadrement François, l’air hagard et les vêtements dégoulinant sur le plancher.

  Jeanne, les yeux écarquillés et la voix chevrotante – Te voilà enfin ! Nous avons eu si peur ! Où étais-tu passé ? Allez, ne reste pas planté là, tu vas attraper froid.

Alors, il s’avance à petits pas peu assurés et Jeanne et Claire se précipitent vers lui pour l’aider à marcher et le débarrasser de ses vêtements ; si bien qu’au moment où il s’assied à la table, il ne lui reste que son pantalon en toile et une couverture que l’on vient de lui jeter sur les épaules. Jeanne est accroupie devant lui, les mains sur ses genoux et les deux filles sont derrière elle, légèrement en retrait.

François, levant ses yeux du sol vers le visage de sa compagne – Je… J’étais parti chercher du bois pour nous prémunir contre la tempête qui arrivait lorsqu’elle me tomba dessus sans prévenir. Je ne savais plus où aller, je ne savais plus que faire, alors je gravis la montagne comme pour m’élever au-dessus des nuages. Là,  je me retrouvai devant une sorte de chapelle vétuste dans laquelle je trouvai un homme des plus étranges. Après en être venu aux mains, je le laissai gisant sur le sol et, m’étant assuré qu’il ne reprendrais pas connaissance, je m’assoupis à mon tour. Le lendemain, je le trouvai comme je l’avais laissé et partis chercher à manger. À mon retour, la chapelle était vide et inspectant les alentours, je reçus un violent coup sur la nuque. – Il marque une pause et laisse échapper un profond soupir – Lorsque je me réveillai, il faisait nuit noire, le sol était plus froid que les Enfers et j’y étais étendu de tout mon long au milieu d’une forêt qui m’était inconnue, incapable de me mouvoir et seul le cri d’une chouette pour m’assurer que je ne dormais pas. Plus tard, je me relevai puis errai dans l’obscurité tel un aveugle, essayant de trouver une sortie. Ensuite, la seule chose dont je me souvienne, c’est cette faible lueur dansant au loin.

Jeanne – Oh, François, j’ai eu si peur ! Mais tu es parmi les tiens maintenant, tu n’as plus rien à craindre.

 

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Scène cinquième, INQUIÉTUDE

Assez tôt le lendemain matin, nous voyons Jeanne gravir une colline couverte de hautes herbes, avec à son côté la jeune Sophie. Le ciel est clair et seuls quelques nuages viennent de temps à autre projeter leurs ombres sur le chemin de nos deux protagonistes. Jeanne porte sur son épaule un panier en osier rempli de linge tandis que Sophie a entre les mains un épais sac en coton. Elles n’échangent nul mot jusqu’à ce que se profile devant elles une petite rivière à l’orée d’une forêt, dont le lit ainsi que les berges sont couverts de galets.

Jeanne, s’agenouillant au bord du cours d’eau – Nous y voilà. Veux-tu bien me passer le savon ? Et tâchons de faire cela rapidement, nous avons mille choses à faire aujourd’hui.

La jeune fille s’exécute silencieusement et s’agenouille au côté de sa mère. Piochant dans le sac, Jeanne se saisit du bloc de graisse végétale saponifiée puis le plonge dans l’eau avant de frotter vigoureusement le premier vêtement du panier à l’aide de celui-ci. Imitant sa mère, Sophie prend part au rituel mécanique du lavage. Après un bon moment, Jeanne laisse les derniers vêtements du panier au soin de sa fille et s’assied sur la plage de galets pour se reposer.

Jeanne, reprenant son souffle avec peine – Est-il vraiment nécessaire que je m’échine de la sorte ? Si ton père ne reparaît guère, qui pourra bien se réjouir de la propreté de nos habits ? Qui se réjouira des soins que je porte à notre confort ? Qui sera là pour donner un sens à toutes ces peines que je me donne ? – Le silence s’installe et l’on entend davantage les oiseaux produire leur rengaine matinale – Nous ne ferions pas long feu en tout cas. Il ne nous resterait plus qu’à dépérir lentement dans l’attente, puis à disparaître dans ces bois à la recherche de nourriture et enfin, lasses de notre vaine chasse, nous ne serions plus que d’invisibles ectoplasmes hurlant que nous n’avions eu notre mot à dire concernant notre sort. Alors, au fur et à mesure, perdant de vue la cause de nos tourments, nous cesserions d’exister puis trouverions quelque repos dans le néant qui environne cette maudite Île. – Quelques instants passent – Cette idée ne t’effraye-t-elle pas ?

Sophie ne semble pas réagir ; elle finit d’étendre les derniers vêtements sous les rayons du soleil naissant puis se redresse, se déshabille et court à l’eau. Là, elle tourne gracieusement sur elle-même tout en éclaboussant alentour, si bien qu’elle paraît danser au cœur du tumulte dont elle est la cause. Jeanne ne la regarde que brièvement et plutôt, ses yeux inquiets se fixent sur la berge d’en face où un corbeau fracasse contre un rocher la coquille d’un escargot prisonnier de son bec.   

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Scène quatrième, DOMICILIUM

La scène s’ouvre sur un intérieur à l’allure modeste, tout de bois conçu. Les derniers rayons de l’astre déclinant entrent par la fenêtre de gauche et pénètrent çà et là les interstices qui parsèment les murs. Dans le coin gauche se trouvent deux paillasses sur lesquelles se repose une jeune fille, les yeux se baladant sur les combles. Au centre de la pièce se tient une fille plus âgée qui brosse péniblement sa blonde chevelure. Assise à côté de la fenêtre est une femme d’âge moyen qui achève de tresser un panier en osier sur ses genoux ; la douceur de ses traits, déjà éprouvée par le temps, peine à masquer le poids d’une inquiétude visible. Ses yeux roulent nerveusement en balayant le chemin qui mène à la maison, au bout duquel elle attend anxieusement de voir apparaître une silhouette familière.

Claire, continuant de se brosser énergiquement les cheveux, penchée en avant – Il sera de retour bien vite, ne te fais pas un sang d’encre. Tu connais papa aussi bien que moi, il n’est pas rare que ses rêveries le perdent et que trois jours durant, il nous soit difficile de lui parler. Il se sera laissé aller à un de ces épisodes et nous reviendra d’ici demain soir en nous contant les bienfaits de la méditation ascétique et du cynisme… Voilà tout !

Jeanne, ne se tournant pas pour répondre à sa fille – Non, cette fois-ci, il ne s’agit pas de cela… Il s’est passé quelque chose, j’en suis certaine. Il a dû se trouver pris dans la tempête d’hier soir et gît sûrement à bout de forces quelque part. Je ne peux plus rester ici à l’attendre, je vais partir à sa recherche.

Claire, relevant la tête et fronçant les sourcils  – Et qu’advient-il de nous, alors ? Je meurs de faim !

Jeanne, se retournant cette fois-ci – Tu habites ici, non ? Alors tu sais où se trouve le garde-manger avec le pain et le fromage.

Claire – Du fromage, du fromage… Voilà tout ce qu’il y a dans cette maison.

Jeanne – Estime-toi heureuse que notre chèvre ait survécu aux caprices saisonniers. Nos plants n’ont pas montré tant de ténacité et tu sais que ton père fut peu chanceux lors de ses dernières chasses. Et pourquoi n’apprendrais-tu pas à chasser, ne crois-tu pas qu’il est grand temps ?

Claire, pouffant de rire – Bien sûr ! Et peut-être devrais-je aussi renoncer à ma féminité. – Un grand frisson la parcourt – Bon sang ! Qu’il fait froid ici !

Jeanne, regardant brusquement sur la paillasse derrière elle – Sophie, as-tu froid, ma chérie ? Veux-tu que l’on couvre les fenêtres pour la nuit  ?

Claire dirige elle aussi son regard sur sa petite sœur qui se contente de tourner le visage vers sa mère, ne laissant apparaître ni signe d’approbation, ni quelque émotion que ce soit.

Claire, après quelques instants de silence puis un long soupir – Il m’arrive d’oublier…

La mère et l’aînée se remettent alors à débattre de quelques triviales préoccupations, ne prêtant davantage d’attention au mutisme de la jeune fille à la crinière noir corbeau, qui se lève sans un bruit puis disparaît par l’encadrement, au fond à droite, et revient vite avec quelques bougies allumées. Elle les dispose un peu partout dans la pièce, n’oubliant pas d’en placer une près de la fenêtre, à laquelle sa mère, indifférente, semble avoir oublié le sujet de ses tracas. Dehors, seule la cime de toute chose accueille les dernières lueurs du jour.

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Scène troisième, LE RESAS

François parcourt les amas rocheux sur lesquels il vient de se livrer à une pêche plutôt prolifique, laissant derrière lui d’épais filets rougeâtres emplir çà et là les crevasses et se diluer vers le large. Bien vite, il parvient à poser le pied sur une plage adjacente. Là, il s’assied dans le sable après y avoir fermement planté son harpon, le long duquel quelques poissons achèvent de se débattre vainement. Tandis qu’il se sert de sa main gauche comme d’une visière pour parer le soleil qui déjà cherche à rejoindre sa couche occidentale, sa main droite plonge à intervalles réguliers dans le sable et en tamise délicatement les grains.

François, soupirant lourdement en scrutant l’horizon maritime – Ah, mer ! Il me souvient d’un temps lorsque tu n’étais plus qu’une image de carte postale, une rêverie libertaire dans les discours de ceux qui étouffaient de la grisaille des villes ; plus tard, l’expression imagée du caractère insondable des marchés bancaires et d’autres fois encore, la compagne silencieuse qui berçait mon esprit tourmenté. Tout ceci, bien sûr, avant que ton identité ne te soit rendue et que tu ne sois plus que l’image de toi même, avant que je ne vienne chercher exil par-delà tes flots. Et pourtant, voilà qu’à nouveau tu m’apparais comme par le passé ; l’immensité de ta calme surface se faisant vitrine de ce monde que j’abhorrais et adorais tant. Il me semble voir naître et mourir en tes ondulations les femmes de satin vêtues qui défilent aux côtés des militaires, le poète qui fait l’éloge de l’ivrogne tandis que ce dernier rit de sa propre infortune éphémère, le fou qui rend grâce aux cieux lorsque la terre et la main du païen lui consentent quelque généreux “Amen”.  Mer, miroir de la vie émanant de ton sein, patiente quelques marées encore, endure les aléas du sort, et tes enfants, même les plus volatiles, te reviendront enfin.

Le mirage se dissipe alors aussi imperceptiblement qu’il est apparu et le temps reprend son cours. François relâche ses bras et se fige tandis que se met à tomber tout autour une fine pluie d’un sombre nuage qu’il n’avait pas vu s’approcher.

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Scène seconde, LA FAIM

La planche de bois qui faisait office de porte commence à bouger, semble reculer, puis se dérobe à notre vue vers l’intérieur. De l’obscurité de l’édifice sans fenêtre surgit François dont les yeux se plissent au contact de la lumière.

François, regardant par dessus son épaule – Pauvre bougre. Fallut-il que tu m’assailles de la sorte tandis que je ne faisais que chercher un abri pour la nuit ? Regarde-toi maintenant, tout ce que tu as gagné dans l’affaire c’est une belle plaie sur le crâne et mon manteau couvert de sang que je te laisse bien volontiers. Au moins tu ne vagabonderas plus nu dans cette nature hostile. D’ailleurs, il semblerait que le soleil veuille nous gratifier à nouveau de sa présence et on jurerait même que la neige fond à vue d’œil. Tâche de te remettre sur pieds pendant que je m’occupe de nous trouver de quoi manger. Ensuite, une discussion s’imposera.

N’attendant nulle réponse de l’homme toujours inanimé, François quitte l’encadrement de la porte et, après quelques instants d’observation, se dirige vers le sapin le plus proche. Il y grimpe sans trop de difficulté puis disparaît dans la canopée. Celle-ci danse comme si mue par le vent, mais on y devine le mouvement ascendant puis descendant de notre grimpeur. François ne tarde pas à réapparaître au pied de l’arbre, une branche entre les mains. Là, il va s’asseoir sur un rocher non loin et, à l’aide de son couteau, commence à dénuder la branche et à en tailler l’extrémité en pointe tout en fredonnant une mélodie envolée.

François, portant le harpon à hauteur de son regard – À nous deux, Mer ! Voyons ce que ta fertile fraîcheur me réserve aujourd’hui ; lesquels de tes enfants les plus téméraires s’aventureront parmi les récifs où ils rencontreront la mort venue du ciel, l’ombre aérienne dominant le monde du silence.

Ainsi, il se lève puis, comme pris d’une folie passagère, il se met à courir à toute allure dans ce qui n’est bientôt plus qu’un champ de boue parsemé de quelques îlots blancs qui nous rappellent qu’il y a peu, le froid mordait à pleines dents le cœur des enfants de l’astre solaire. Le cœur dorénavant léger, il brandit son nouvel instrument et dévale la montagne, arborant un large sourire enfantin tandis que la mer en contrebas lui irradie le visage de ses reflets dorés.

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L’Île

Personnages:

François, 40 ans, compagnon de Jeanne

Jeanne, 42 ans, compagne de François

Claire, 16 ans, leur fille aînée

Sophie, 9 ans, leur fille cadette

Lui, âge inconnu, colon de l’Île

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Scène première, LE BLIZZARD

Une tempête fait rage. Au travers d’un épais voile de neige, nous distinguons la silhouette d’un homme bossu qui peine grandement à se tenir sur ses jambes tant le vent souffle avec véhémence. Dans sa main, on devine une hache, bien que nul rayon ne nous en dessine les détails de son éclat. Le dense tapis blanc qu’il s’efforce de parcourir, sans cesse nourri par la chute uniforme de quelques milliards de flocons, fait de l’homme le vieillard qu’il n’est pas.

François – Diable ! Me voilà dans de beaux draps ! Cela fait déjà longtemps que j’ai quitté la maison et il serait pure folie que d’envisager de faire demi-tour maintenant. Il me faut trouver refuge au plus vite…

Il poursuit sur une centaine de mètres vers le col de la montagne puis s’arrête pour scruter les environs à la recherche de quelque signe salvateur. Là, une bourrasque anormalement violente vient lui frapper le visage et le déséquilibre, si bien qu’il tombe en arrière et roule sur plusieurs mètres tandis que chaque révolution de son corps éreinté fracasse la hotte en osier dissimulée sous sa cape, d’où bientôt s’échappent les bûches amassées plus tôt ce jour. Lorsqu’il parvient à freiner sa glissade, il s’assied, soulage son dos de l’armature rendue inutilisable puis contemple avec désespoir le produit de son labeur dégringoler vers la vallée où il vient d’œuvrer des heures durant.

François – Et bien, même si je m’en tire, c’est les mains vides que je reviendrai parmi les miens. Nul trésor à ramener, nul récit à rapporter, si ce n’est celui de la misère que le froid se plaît à réduire au silence, l’éternel conte de la flamme qui vacille puis meurt d’avoir trop ardemment consumé, trop fervemment aspiré.

Une seconde bourrasque se distingue de par sa violence et rase le sommet du col, épargnant cette fois l’homme qui se recroqueville par précaution. Un bruit terrible résonne. Lorsqu’il relève la tête et ouvre les yeux, il constate qu’à une cinquantaine de mètres de lui, un bosquet entier de conifères vient de céder sous le poids du vent, révélant ainsi la forme singulière d’un amas rocheux. L’homme s’y dirige alors tant bien que mal puis réalise petit à petit que l’agencement des pierres est trop mathématique pour être étranger à la main de l’Homme. Enfin, parvenu à quelques pas de l’édifice, il distingue ce qui s’apparente à une porte en bois massif et n’y voyant pas de poignée, il utilise le peu de forces qui lui restent pour l’enfoncer de l’épaule. Celle-ci s’effondre droit sur le sol et François avec elle. Abasourdi par le choc, il gît sur la porte et à mesure que ses sens lui reviennent, il perçoit d’abord un claquement de dents puis réalise que cela provient d’un coin de la pièce plongé dans les ténèbres.

Inconnu – *clac clac clac*

François, se relevant pour remettre la porte en place – Navré pour la porte et le courant d’air, l’ami, mais il me faut te demander l’hospitalité. Lorsque les éléments se déchaînent, nous ne sommes rien sans la science de notre prochain, n’est-ce pas ? C’est d’ailleurs une fière bâtisse que tu as là ! Mais… où donc sont les gonds ?

Alors qu’il tente de trouver un moyen de bloquer la porte dans l’encadrement, il réalise que les claquements se sont tus. À la place, un grognement si grave qu’à peine audible emplit à présent la pièce. Après une seconde de considération, il fait volte-face et brandit sa hache juste à temps pour asséner un violent coup avec le dos de la lame sur l’ombre menaçante qui vient de lui bondir dessus. Un bruit sourd retentit, puis le silence glaciaire reprend sa place. Une fois les battements de son cœur calmés, François baisse prudemment sa garde et ses yeux maintenant familiers de la pénombre se fixent sur ce qui semble être le corps nu et inanimé d’un homme, un épais et chaud liquide ruisselant de son cuir chevelu.