Scène cinquième, INQUIÉTUDE
Assez tôt le lendemain matin, nous voyons Jeanne gravir une colline couverte de hautes herbes, avec à son côté la jeune Sophie. Le ciel est clair et seuls quelques nuages viennent de temps à autre projeter leurs ombres sur le chemin de nos deux protagonistes. Jeanne porte sur son épaule un panier en osier rempli de linge tandis que Sophie a entre les mains un épais sac en coton. Elles n’échangent nul mot jusqu’à ce que se profile devant elles une petite rivière à l’orée d’une forêt, dont le lit ainsi que les berges sont couverts de galets.
Jeanne, s’agenouillant au bord du cours d’eau – Nous y voilà. Veux-tu bien me passer le savon ? Et tâchons de faire cela rapidement, nous avons mille choses à faire aujourd’hui.
La jeune fille s’exécute silencieusement et s’agenouille au côté de sa mère. Piochant dans le sac, Jeanne se saisit du bloc de graisse végétale saponifiée puis le plonge dans l’eau avant de frotter vigoureusement le premier vêtement du panier à l’aide de celui-ci. Imitant sa mère, Sophie prend part au rituel mécanique du lavage. Après un bon moment, Jeanne laisse les derniers vêtements du panier au soin de sa fille et s’assied sur la plage de galets pour se reposer.
Jeanne, reprenant son souffle avec peine – Est-il vraiment nécessaire que je m’échine de la sorte ? Si ton père ne reparaît guère, qui pourra bien se réjouir de la propreté de nos habits ? Qui se réjouira des soins que je porte à notre confort ? Qui sera là pour donner un sens à toutes ces peines que je me donne ? – Le silence s’installe et l’on entend davantage les oiseaux produire leur rengaine matinale – Nous ne ferions pas long feu en tout cas. Il ne nous resterait plus qu’à dépérir lentement dans l’attente, puis à disparaître dans ces bois à la recherche de nourriture et enfin, lasses de notre vaine chasse, nous ne serions plus que d’invisibles ectoplasmes hurlant que nous n’avions eu notre mot à dire concernant notre sort. Alors, au fur et à mesure, perdant de vue la cause de nos tourments, nous cesserions d’exister puis trouverions quelque repos dans le néant qui environne cette maudite Île. – Quelques instants passent – Cette idée ne t’effraye-t-elle pas ?
Sophie ne semble pas réagir ; elle finit d’étendre les derniers vêtements sous les rayons du soleil naissant puis se redresse, se déshabille et court à l’eau. Là, elle tourne gracieusement sur elle-même tout en éclaboussant alentour, si bien qu’elle paraît danser au cœur du tumulte dont elle est la cause. Jeanne ne la regarde que brièvement et plutôt, ses yeux inquiets se fixent sur la berge d’en face où un corbeau fracasse contre un rocher la coquille d’un escargot prisonnier de son bec.